Friday, July 13, 2007

L'Imperceptible Différence


Cher Monsieur Lévy,

Je viens de terminer votre bloc-notes, à propos de Barack Obama, dans Le Point du 12 avril 2007.
J'ai été surpris et très intéressé par vos commentaires sur "... le métissage... ... un désaveu vivant de toutes les identités... (...) ... et la fin, par conséquent, de toutes les religions identitaires."

Je suis votre parcours depuis de nombreuses années et j'admire votre persévérance. Nous sommes, à peu près, de la même génération: je suis né en 42. Vous cheminez (et luttez lorsqu'il y a lieu) en France avec de nombreuses visites et entreprises de par le vaste monde.
A l'inverse, j'ai choisi, comme agronome tropical, d'opérer dans le monde et de visiter ou entreprendre, occasionnellement seulement, en Europe. Mais l'activité qui me tient le plus à cœur, depuis 1969 et à travers mon travail dans quelque soixante pays, c'est de tenter de comprendre ce qui se passe, au niveau de l'humain, tant en Europe qu'ailleurs, et, si c'est un tant soit peu possible, d'en déduire, modestement, des chemins d'exploration pour un humanisme à venir. Nous avons peut-être, sur certains sujets, des points de vue complémentaires.

Votre commentaire sur le désaveu des identités m'a renvoyé à votre interview par Guillaume Durand au cours de l’émission CAMPUS qui, en mai 2004, s’est penchée sur votre livre « Récidives ». Nous étions alors, mon épouse et moi, au Nord Katanga en mission humanitaire "post-conflit" et nous suivions l'émission sur TV5. J'ai gardé tout cela dans mes carnets et depuis lors je suis très sincèrement à la recherche d'un dialogue. Ce soir-là, Durand vous a interrogé sur le reproche, entendu à plusieurs reprises à cette époque, selon lequel les juifs auraient tendance à se réserver l’exclusivité des mauvais traitements racistes et génocides, pour profiter de ce que certains ont pu appeler la "prime aux martyrs". Vous vous en êtes vigoureusement expliqué, et, au cours de votre argumentation, vous avez très bien souligné que la différence entre le racisme et l’antisémitisme est que, dans le racisme, on déteste l’autre pour sa différence trop évidente tandis que, dans l’antisémitisme, on le déteste pour sa différence trop imperceptible.

Depuis lors je suis vos articles à chaque occasion et j'espère pouvoir approfondir ce que, de façon tout à fait personnelle, j'appellerais ‘le malentendu de l’antisémitisme’.
Le 18 mars 2005, toujours à Campus, Laurent Neumann a évoqué le même phénomène lorsque, à propos de Dieudonné et du racisme, il a mis en cause notre tendance à mettre les humains « sous étiquettes ».
Il me semble qu’il s’agit bien, dans beaucoup de cas, d’une différence ‘imperceptible’ et même tellement imperceptible qu’on pourrait parfois en arriver à se demander dans quel dessein, inconscient ou inavoué, les juifs cultivent parfois cette différence. Et, d'une façon beaucoup plus universelle, dans quelle intention nous cherchons tous à nous affubler nous-mêmes d’étiquettes ?
Je n'évoque pas ici les pratiquants d'un judaïsme intégriste (certains des « juifs orthodoxes ») dont les encombrantes manifestations publiques de religiosité relèvent, je suppose, de la même prétention à posséder la seule vérité, et de la même détestation du ‘mal’ (c'est-à-dire de tout le reste) que certains intégristes musulmans ou les inquisiteurs catholiques de l’histoire. On peut penser que ceci relève de l’accaparement de l’espace de communication afin de mieux monopoliser le pouvoir, et cette explication me satisfait.
Je pense, au contraire, à tous ceux dont vous dites, à juste titre, que leur différence est imperceptible.
Romain Gary, que vous évoquiez aussi ce soir-là, a fait entendre qu’il en a voulu à certains juifs de vouloir se l’approprier par naissance (je cite l’idée de mémoire, dans notre brousse je n’ai pas ses mots sous la main). Il eût préféré être un individu libre (et changeant) plutôt que défini, circoncis ou baptisé, classé, chosifié, "étiqueté".
Il me semble intéressant de comparer non pas des religieux à d’autres religieux, non des persécutés à d’autres persécutés, mais simplement divers ‘nés’, considérés ‘bien nés’ ou, au contraire, ‘mal nés’ !
Etre né juif me semble non seulement une différence imperceptible. Ne serait-ce pas tout simplement une qualité immatérielle?

Cela me rappelle fort les distinctions purement conventionnelles, hier en Europe, entre enfants légitimes et bâtards, et, aujourd’hui encore, entre ceux ‘qui portent le nom’ et ceux qui ‘ne le portent pas’.
Il est pourtant évident que les enfants légitimes ont le même sang que les bâtards: 50 % de génétique paternelle et 50% de génétique maternelle. Seules les conventions sociales ont créé cette distinction entre légitimes et bâtards, distinction longtemps nécessaire au maintien du patrimoine dans les mains d’un nombre de personnes suffisamment restreint pour qu’elles puissent garder un pouvoir significatif sur ‘les autres’. (Et n'est-ce pas là un des mobiles du racisme et du communautarisme, la prétention sociale : nous et les autres…)
Aujourd’hui, à l’époque des recompositions familiales successives, avec ou sans mariage légal, on parle plus sainement de demi-frères et de demi-sœurs, ce qui représente, à n’en point douter, un progrès de civilisation par rapport aux temps où l’on choisissait de tuer les bâtards, de les abandonner aux loups où d’en faire des palefreniers. La nouvelle loi française de janvier 2005 donne enfin le droit de choisir le nom de famille de l’enfant, même si la très grande majorité de la population continue (par habitude?) à lui donner le nom du père.

Mais il y a encore des progrès à faire : une de mes tantes, par ailleurs très chérie, férue de généalogie et d’esprit de famille, m’a un jour montré que mes deux enfants avaient trouvé place sur son arbre familial mais‘en pointillé, puisqu’ils ne portent pas ton nom’, me dit-elle avec une affectueuse candeur, car pour elle c’était bien sûr une évidence. Je n’ai pas pensé utile de lui faire remarquer qu’ils portent le nom de leur mère et que, certainement, on peut aussi dire des enfants nés dans nos familles européennes patriarcales qu’ils sont tous ‘en pointillé’ dans l’arbre généalogique ‘par les femmes’. J’ai encore moins voulu lui expliquer que justement je n’avais pas voulu leur donner un nom que j’avais trouvé lourd à porter parce que, comme Romain Gary, j’eus préféré être simplement, modestement, ‘moi-même’.
N’est-il pas évident que le choix d’une généalogie, par les mâles ou par les filles, est purement conventionnel et aucunement biologique ?

A la lumière de cette réflexion sur la généalogie, revenons à l’imperceptible différence des juifs.
J'ai de nombreux amis juifs, souvent non pratiquants, parfois aux prénoms chrétiens, à la culture entièrement fondue dans celle de leur pays de naissance, dont ils ont par ailleurs la nationalité: belge, britannique ou américaine. A chaque génération, ou presque, leur famille connaît des mariages avec des non-juifs ou des non-juives. En quoi leurs enfants sont-ils juifs ? En rien de plus, me semble-t-il, que mes enfants ne sont des ‘Nommés’ ou des ‘mal nommés’. Ils ont tous reçu un peu ‘de sang’ (nous dirions aujourd’hui ‘de chromosomes’) du côté maternel et un peu du côté paternel. Décider qu’ils sont juifs ne serait-ce pas aussi immatériel que de décréter que des enfants qui portent le nom de leur père sont ‘légitimes’ et que ceux qui portent le nom de leur mère sont des enfants ‘en pointillé’?
Dans mon ignorance des motivations et convictions judaïques, je ne puis trouver d’autre raison à une telle invraisemblance que l’effet, peut-être, d’une certaine vanité de vouloir ‘être différent’ parce que, intimement, on veut croire que ‘être différent’ (c’est-à-dire être ‘de la famille’, être de sang bleu, être légitime, être bantou, être aryen, être juif, être flamand, …) c’est ‘être mieux’ ( !?)

Après toutes les études sociales faites ces dernières années sur les codes de reconnaissance et d’appartenance à la ‘bande’ ou à la ‘tribu’ (voir, par exemple, les codes vestimentaires des écoliers), nous savons aujourd’hui que ces réflexes relèvent de notre comportement biologique dans ce qu’il a de plus animal. Sous le prétexte paradoxal de flatter l’individualisme, on encourage en fait la formation de la meute, rassurante pour ses membres et agressive envers tous les autres. Excusez-moi, mais, sur cette voie, on s’approche vite du hooliganisme des supporters de Manchester United, et donc de la barbarie.

Je pense que Guillaume Durand a raté une occasion d’aller plus loin dans la compréhension de l’antisémitisme : il aurait pu relancer le débat sur un nouveau plan en vous demandant si cette ‘imperceptible différence’ était vraiment plus essentielle que de choisir de porter des Nikes aux pieds ?
Pour moi, la réponse est Non. Et l'on pourrait alors (mais j'avoue mon incompétence et c'est pourquoi je cherche le dialogue) logiquement déduire que beaucoup de juifs sont des personnes identiques aux autres qui désirent cultiver une différence plus ou moins imaginaire.
Je ne suis pas plus flamand que wallon, Freud n’était pas plus juif qu’autrichien, Kagamé n’est pas plus tutsi qu'hutu,… par pitié, prenons un crayon et établissons nos arbres généalogiques sur trois ou quatre générations, par les hommes ET par les femmes.
Qui sommes-nous ? Tous de fiers bâtards, par définition ! A mon humble avis, il n’est pas d’aryens, il n’est pas de tutsis, il n’est pas de juifs, sauf dans nos esprits, perturbés et étiqueteurs.

Monsieur Lévy, je vous en prie très sincèrement, expliquez-moi. Peut-être cela pourra-t-il nous aider à lever un malentendu? Ou à mieux comprendre ce qui m’aurait échappé, à moi et à d'autres peut-être?

Je vous remercie de votre aimable attention et, par avance, de toute réponse que vous pourriez m'apporter. Si, peut-être, vous préfériez me répondre de vive voix, nous passerons brièvement par Paris et Bruxelles entre les 15 et 30 mai prochains. J'aurais grand plaisir à vous rencontrer car, outre ce sujet de réflexion, j'ai aussi quelques projets concrets, dans les domaines de la coopération Nord-Sud, de l'Europe et de la globalisation économique, qui pourraient tirer une dynamique certaine de votre soutien de principe.

Bien cordialement vôtre,

Louis Boël.

Juin 2004, Kalémie, Nord Katanga, Congo.
Avril 2005, Zinder. Niger.
Avril 2007, Louga, Sénégal.

PS: Monsieur Lévy n'a pas jugé utile de réponder à ma lettre, envoyée à son éditeur, à Paris. Les "sujets délicats" font-ils donc partie des "sujets qui fâchent" dont "il vaut mieux éviter dedébattre"? Si c'est comme cela, nous ne sortirons jamais de la barbarie...
Amis juifs, lecteurs de ce billet, expliquez-moi. Peut-être cela pourra-t-il nous aider à lever un malentendu ? ou à mieux comprendre ce qui m’aurait échappé ?

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